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La langue des signes a-t-elle été interdite en France ?

Lorsque j’étais en formation pour apprendre la langue des signes française il y a une dizaine d’années, on m’a souvent répété qu’à l’issue du congrès de Milan celle-ci avait été interdite pendant près de cent ans sur le territoire. Troisième d’une série de congrès internationaux, celui-ci s’est tenu en 1880 en Italie et portait sur « l’amélioration du sort des sourds-muets ». À l’issue de ce rassemblement de spécialistes de l’enseignement pour sourds, des résolutions ont été votées. Celles-ci affirmaient que la méthode orale seule (français articulé et la lecture labiale) était supérieure à la méthode utilisant la langue des signes pour l’éducation des sourds. Sans valeur exécutive, ces décisions ont pourtant imposé la méthode orale en Europe dans les établissements pour « sourds-muets », au détriment de la langue des signes.

Plus tard, je retrouvais ce même discours concernant l’interdiction de cette langue en France lorsque je discutais de manière informelle de la période avec des personnes sourdes signantes et/ou entendantes bilingues. Jusqu’au Panthéon, j’ai pu observer cette perspective de l’histoire sourde. En effet, dans le cadre de l’exposition « l’histoire silencieuse des sourds » qui s’est tenue de juin à octobre 2019 dans le monument, Emmanuelle Laborit première comédienne à avoir reçu un Molière et co-directrice de l’International Visual Théâtre haut lieu de la culture sourde en France, a elle aussi employé le signe [INTERDIT] dans la vidéo qui lui était consacrée. Une note en fin de vidéo a été ajoutée pour clarifier ce propos. L’exposition se tenant dans un monument symbolique de la République française, il fallait définir les contours de cette dite « interdiction » de la langue des signes dans l’hexagone pendant la période post congrès de Milan.

emmanuelle laborit exposition histoire silencieuse des sourds - blog Elioz

Photo représentant Emmanuelle Laborit dans une vidéo issue de l’exposition « l’Histoire silencieuse des Sourds » qui s’est déroulée au Panthéon du 19 juin au 6 octobre 2019, à Paris.

En cette semaine mondiale des sourds, ainsi qu’à l’approche de la journée internationale de la langue des signes et de la journée mondiale des sourds, il est essentiel de sensibiliser le monde à cette langue méconnue, à son histoire et à sa culture qui reste encore malheureusement confidentielle.

Interview de Yann Cantin sur l’« interdiction » de la langue des signes

Mais il est aussi important de faire un pas de côté sur ce que nous croyons savoir sur l’ensemble de ces sujets, que nous côtoyons depuis longtemps ou non la communauté sourde signante. Pour ce faire, je me suis entretenue sur la question avec Yann Cantin, Maître de Conférence à l’université Paris 8, Docteur en Histoire (EHESS), Spécialiste de l’Histoire des Sourds, et du noétomalalien/ langue des signes, de France. Il a été également commissaire de l’exposition « l’Histoire silencieuse des Sourds » qui s’est tenue au Panthéon de juin à octobre 2019.

La langue des signes française a-t-elle était interdite en France à la suite du congrès de Milan ?

Yann CANTIN : À la suite du congrès de Milan de 1880, il n’y a jamais eu d’interdiction légale de la langue des signes en France. Le choix de l’utiliser au sein des écoles pour sourds pour les enseignements a été laissé à la discrétion des directions de chacune d’entre elles. Cependant, celles qui allaient dans ce sens se voyaient retirer leurs subventions allouées par l’État. L’objectif implicite de la mesure était de juguler la langue des signes en faveur de la diffusion du français oral. Mais à cette époque, des langues régionales comme le Breton, le basque, l’alsacien, ou encore le corse étaient elles aussi stigmatisées et subissaient ce même traitement. L’objectif alors était d’uniformiser la langue française sur le territoire. Au sein des écoles pour sourds, ce sont les directions qui ont imposé cette « interdiction » de principe en bannissant la langue des signes des enseignements et en renvoyant un à un les professeurs sourds. Mais dans la vie quotidienne, la langue continuait à être pratiquée, dans la rue, ou lors des rencontres sportives entre sourds. Toutefois, les sourds dans les campagnes subissaient davantage la pression de l’oralisme puisqu’ils étaient plutôt isolés les uns des autres et ne pouvaient donc pas la pratiquer comme en ville.

Yann Cantin © Benjamin Gavaudo – CMN

Alors, d’où vient cette confusion autour de l’utilisation du terme « interdiction » ?

Yann CANTIN : Je dirais aux alentours de 1975 lorsque Simone Weil alors ministre de la Santé a parlé d’« autorisation » de l’utilisation de la langue des signes dans l’enseignement. Cela a prêté à confusion. En réalité, les sourds s’exprimant en langue des signes avaient de nouveau le droit d’accéder au certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement des jeunes sourds (CAPEJ) et d’intervenir dans les établissements pour sourds. Cela n’était pas possible pour eux auparavant puisque la condition requise était de savoir oraliser en français pour enseigner. En définitive, tout découle d’un malentendu sur le sens du terme employé à cette époque. Cette idée fausse sur l’interdiction de la langue des signes en France s’est répandue dans la communauté sourde et a été reprise pour des questions de militantisme dans les années 70. Il fallait à cette époque marquer un grand coup et montrer l’ampleur des préjudices subis et se poser en victime de ces décisions votées lors du congrès de Milan en 1880. Mais il y a bien aussi une dimension psychologique dans cette utilisation du terme « interdiction » pour évoquer cette centaine d’années où la langue des signes a été bannie de l’enseignement. Dans certaines écoles privées qui avaient leur propre règlement intérieur sur la question, les méthodes employées pour forcer les sourds à oraliser étaient affreuses. Cela a eu un impact conséquent sur la communauté. En définitive, il a fallu attendre 1975 pour observer une tolérance concernant la pratique de la langue des signes dans l’espace pédagogique avec l’arrivée des enseignants sourds en formation pour obtenir le CAPEJ afin d’enseigner dans les établissements pour enfants sourds.

Si vous souhaitez en connaître davantage sur l’histoire sourde, vous pouvez consulter le blog suivant :  Yann Cantin – La Noétomalalie Historique (hypotheses.org) et creuser les informations à propos de la chronologie de l’histoire sourde.

frise chronologique histoire des sourds par yann cantin - blog Elioz

Frise chronologique proposée par Yann CANTIN autour du découpage de l’histoire des sourds en grandes étapes menant jusqu’à de nos jours.

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